La frontière entre l’activité agricole et le droit commercial est de plus en plus poreuse. A titre d’exemples, nous citerons le droit des entreprises en difficultés ou le droit de la concurrence. La loi LME du 4 août 2008, dans le prolongement de la loi NRE du 15 mai 2001, qui a pour objectif de combattre certaines pratiques commerciales, n’échappe pas à cette évolution. A côté du droit rural traditionnel, se développe un véritable droit de l’économie agricole.
Ainsi, La production agricole s’inscrit majoritairement dans une organisation de filière. Le circuit « court », qui relie directement le producteur au consommateur, s’il existe toujours, est cependant devenu marginal et il ne peut assurer le développement d’un cycle de production toujours plus normé. La sécurisation sanitaire du produit et son enjeu économiques sont également des préoccupations majeures.
Face à ce défi, les filières, sous la pression du législateur, qu’il soit communautaire ou national, s’organisent et incitent à la contractualisation entre les différents acteurs, du producteur au distributeur en passant par le transformateur, le conditionneur ou le transporteur.
Des contrats-type ou collectifs sont établis afin d’offrir au producteur la garantie d’écouler sa production à des conditions économiques acceptables. Cet effort doit être loué car il illustre la prédominance du contrat, de la négociation, sur le carcan réglementaire.
Toutefois, cette approche ne doit pas faire illusion. La contractualisation n’efface pas la dépendance économique. Elle pourrait même si elle était détournée de son objectif premier à savoir la rencontre raisonnée de deux volontés, constituer un « habillage » destinée à dissimuler cette dépendance.
Il est donc nécessaire de placer cette contractualisation en agriculture dans le cadre plus général du droit économique et du droit de la concurrence et d’attirer l’attention des différents acteurs de la filière sur des notions encore peu utilisées par les ruralistes, comme par exemple celle de déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties prévue par l’article L442-6 2° du Code de commerce.
Nous démontrerons que cette notion a tout à fait sa place en agriculture avant de nous intéresser ensuite aux conditions de sa mise en oeuvre telle que la jurisprudence, encore peu abondante et uniquement constituée de décisions des juges du fond, commence à la dessiner.
1 – L’ARTICLE L442-6 du Code de commerce au coeur des contrats en agriculture
Le fonds agricole et le bail cessible ont clairement illustré ce glissement du caractère civil de l’activité agricole vers un droit de nature économique. (Voir étude Jean-Luc Vitoux – Revue de Droit Rural N° 384 juin 2010).
Au niveau communautaire, l’article 101 du Traité TFUE ( anciennement article 81 du Traité CE), interdit tout accord ou toute pratique concertée susceptible d’affecter le commerce entre les états membres et ayant pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser la concurrence. S’il est exact que les activités agricoles définies à l’article 38 du Traité TFUE (2012/C 326/01) sont exclues de l’article 101, le Règlement CE N°479/2008 rappelle que les décisions prises par les organisations interprofessionnelles doivent prohiber toute pratique susceptible de fausser le jeu de la concurrence et que les contrats-types mis en oeuvre par les interprofessions doivent respecter la réglementation communautaire.
Le Tribunal de première instance des communautés européennes a d’ailleurs jugé que l’activité des exploitants agricoles présente un caractère économique et que les exploitations agricoles constituent des entreprises au sens de l’article 81 du Traité.
En droit interne, l’article L410-1 du Code de commerce édicte que les dispositions du Livre IV relatif à la liberté des prix et de la concurrence s’appliquent à toutes les activités de production, de distribution et de services.
Le Conseil de la Concurrence a appliqué les règles des pratiques anti-concurrentielles au secteur agricole et notamment au secteur viticole. Il a été suivi par les juridictions de droit commun (Cour d’Appel de Paris 17/12/2008 N°2007/10371).
Les dispositions légales, objet de la présente étude, s’insèrent dans l’article L442-6 du Code de commerce qui évoque comme auteur de la pratique restrictive de concurrence tout producteur, revendeur ou prestataire de services. Il faut donc considérer que le principe de contractualisation, défini par la loi du 27 juillet 2010 (loi de modernisation de l’agriculture) et codifié aux articles L631-24 et suivants du Code rural, est encadré par les l’interdiction des pratiques restrictives de concurrence du Code de commerce. L’article L631-24 II du Code rural renvoie d’ailleurs expressément aux articles L441-2 et suivants du Code de commerce qui militent pour une meilleure transparence des relations commerciales.
La loi « consommation » du 17 mars 2014 (dite loi Hamon) est venue compléter le dispositif de la loi LME pour tenter d’instaurer encore plus de « justice contractuelle » (cf. étude de Benoît GRIMONPREZ – Dictionnaire Permanent Entreprise Agricole bulletin N°473) en intervenant sur les délais de paiement, la transparence des relations commerciales et le renégociation des conditions tarifaires.
La jurisprudence commence à préciser les conditions d’application de la notion de déséquilibre significatif. Elle le fait dans de nombreux domaines dont celui de la production agricole (voir exemple dans la production porcine CA Rennes 14/02/2012 N°10/05507).
La nature civile ou commerciale de l’activité importe peu ; la notion de déséquilibre significatif a été évoquée entre un courtier d’assurances face à un fournisseur d’énergie ou entre un pharmacien et un répartiteur pharmaceutique. (cf. Fourgoux et Djavadi « Les clauses contractuelles à l’épreuve du déséquilibre significatif » « Contrats Concurrence et consommation 2013 » Etude 14 ou encore Chagny M. « L’essor jurisprudentiel de la règle sur le déséquilibre significatif cinq ans après » RTD Com 2013 p.500).
2 – LES CONTOURS DE LA NOTION DE DESEQUILIBRE SIGNIFICATIF DES DROITS ET OBLIGATIONS DES PARTIES CONTRACTANTES
Le Conseil Constitutionnel a précisé le fondement de la notion de déséquilibre significatif dans une décision du 13 janvier 2011 (QPC N°2010/85).
Cette notion, issue de la directive N° 93-13 du 5 avril 1993, doit s’interpréter, selon le juge constitutionnel, au regard de la jurisprudence relative à l’article L132-1 du Code de la consommation qui considère comme abusives, « les clauses qui ont pour objet ou pour effet de créer, au détriment du non-professionnel ou du consommateur un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat. »
Il est exact que la formulation des articles L132-1 du Code de la consommation et L442-6 2° du Code de commerce est un peu différente, mais l’esprit que veut insuffler le Conseil Constitutionnel est à l’évidence celui de protéger ou de sanctionner le comportement du cocontractant qui utilise sa puissance économique pour imposer des contraintes injustifiées, qu’il s’agisse de contrats entre un professionnel ou un non professionnel ou d’un contrat entre professionnels.
C’est également le principe de l’interventionnisme du juge ou des autorités administratives dans la sphère du contrat de droit privé qui est affirmé.
Les axes qui paraissent se dégager en jurisprudence sont les suivants :
Démontrent un déséquilibre significatif les clauses qui confèrent à l’un des co-contractants une maîtrise unilatérale de l’évolution des contrats, qui accordent un avantage sans contrepartie, qui assurent une répartition inégale des risques du contrat, ou qui prévoient une trop grande disproportion entre le manquement et la sanction.
L’examen de la jurisprudence, encore assez peu nombreuse, permet de dégager les tendances suivantes :
Contrairement au droit de la consommation où l’examen du caractère abusif d’une clause peut être conduite indépendamment de l’analyse de l’ensemble du contrat, le déséquilibre significatif de l’article L442-6 2° doit résulter d’une appréciation globale de l’économie du contrat. Il faut démontrer qu’il y eu « soumission » du « partenaire » à des « obligations » créant le déséquilibre qui, en outre, doit être « significatif ». Selon la Cour d’Appel de Lyon, la nullité d’une clause pour « déséquilibre significatif » n’entraîne pas la nullité de l’ensemble du contrat. (CA Lyon 13/01/2012 N° 10/08521)
La commission d’examen des pratiques commerciales (CEPC), qui a rendu plusieurs avis sur cette question, émet toutefois une réserve à l’égard de cette approche « globale » lorsqu’il s’agit d’un contrat pré-rédigé, assimilable à un contrat d’adhésion. Il faut veiller à la possibilité pour le co-contractant de modifier ou refuser telle ou telle clause sans qu’on puisse lui opposer l’équilibre général du contrat. (avis CEPC N°09-05)
La Cour d’Appel de Paris, a jugé de façon pertinente, que le déséquilibre significatif devait résulter de deux éléments cumulatifs : un élément de coercition et un rapport de force économique déséquilibré. (CA Paris 18/09/2013 N°12/03177)
La question de la détermination du prix du produit ou de la prestation est naturellement essentielle.
L’étendue du pouvoir du juge est au centre de ce débat. S’il est acquis que le juge ne peut intervenir dans la fixation du prix entre les parties, la Cour d’Appel de Paris a néanmoins estimé que le juge doit « examiner si les prix fixés entre les parties contractantes créent, ou ont créé, un déséquilibre entre elles et si le déséquilibre est d’une importance suffisante pour être qualifié de significatif. » En l’espèce la Cour jugera que des conditions de prix « défavorables » ne peuvent toutefois être révélatrices d’un déséquilibre significatif. (CA Paris 23/05/2013 N°12/01166)
Dans une autre affaire, la même Cour d’Appel a estimé qu’une clause qui créait une asymétrie significative au niveau de la négociation tarifaire (clause qui contraignait un fournisseur à baisser ses prix s’il y avait baisse du prix des matières premières sans réciprocité) traduisait un déséquilibre significatif. (CA Paris 04/07/2013 N°12/07651)
Pour contourner cette difficulté, la pratique des interprofessions agricoles s’oriente vers l’élaboration de grilles tarifaires censées donner au producteur une information suffisante. L’approche est souvent complexe comme l’illustre le décret du 24/07/2014 dans le secteur laitier ou encore l’accord interprofessionnel de contractualisation de jeunes bovins, génisses et boeufs avec sécurisation de paramètres économiques qui propose quatre grilles tarifaires qui elle-même comportent quatre indicateurs de prix de revient différents. La démarche est louable mais à l’évidence, si l’obligation d’information semble remplie, l’objectif de sécurité économique est loin d’être atteint.
Indépendamment de cette problématique du prix, d’autres clauses peuvent caractériser un déséquilibre significatif. Il s’agit des conditions de résiliation qui vont favoriser l’un des co-contractants, soit au regard d’une durée de préavis injustifiée, soit en imposant des sanctions financières et pénalités interdisant en pratique la sortie du contrat. (CA Paris 07/06/2013 N°11/08674 ; CA Rouen 12/12/2012 N°12/01200 ; CA Bordeaux 21/11/2011 N°10/02746)
L’obligation d’exclusivité d’approvisionnement a également été considérée comme un critère de déséquilibre significatif, s’agissant d’un engagement qui subordonnait la signature du contrat. Nul n’ignore que cette exclusivité d’approvisionnement est souvent une contrepartie d’une sécurité d’écoulement de la production en agroalimentaire. La question de la transposition de cette jurisprudence est posée. (CA Paris 27/04/2012 N°08/21750)
3 – LES SANCTIONS DU DESEQUILIBRE SIGNIFICATIF
Les sanctions sont lourdes et doivent attirer l’attention des acteurs des différentes filières de production, de transformation ou de distribution, surtout de ceux qui, objectivement, jouissent d’une situation de prédominance économique.
Elles vont de l’annulation de la clause litigieuse ou du contrat pris dans son ensemble, d’une amende civile d’un montant maximal de deux millions d’euros, d’une publication de la décision et naturellement de la réparation du préjudice du contractant qui a été soumis au déséquilibre significatif.
L’action est introduite devant la juridiction civile ou commerciale par toute personne justifiant d’un intérêt à agir, par le ministère public, par le Ministre de l’économie ou par le Président de l’Autorité de la concurrence. Elle ne s’applique, en principe qu’aux contrats conclus après l’entrée en vigueur de la loi du 4 août 2008.
Le juge des référés peut également ordonner, sous astreinte, la cessation des pratiques prohibées.
La loi LME n’a pas fini de modifier l’approche que les praticiens doivent intégrer du droit économique. Au nom du principe de protection de l’économiquement faible, le juge peut s’immiscer dans le contrat et rétablir l’équilibre des droits et obligations des parties, que cet équilibre fut écarté à la signature du contrat ou rompu lors de son exécution ou sa résiliation.
Il n’est pas du tout certain que les tentatives de donner, à la lumière des articles L631-24 et suivants du Code rural, à la contractualisation de la vente des produits agricoles une apparence de respect des équilibres des droits et obligations de chaque intervenant, soient de nature à mettre ces contrats à l’abri de la notion de déséquilibre significatif décrite ci-dessus, car cette notion est avant tout économique et le droit montre souvent son impuissance face à la réalité des lois du marché.
Jean-Pierre DEPASSE
Avocat au Barreau de Rennes. Spécialiste en droit rural avec une qualification spécifique en droit des contrats en agriculture.